« régime tunisien a militarisé les nouvelles technologies »
Considéré comme l'un des rares journalistes tunisiens indépendants, Tahar Labidi, qui vit actuellement exilé en France, estime que le régime de Ben Ali a « militarisé les nouvelles technologies » en vue de mieux les contrôler. Convaincu que la situation de son pays ne diffère pas des autres pays arabes, le journaliste tunisien juge que les informations répandues par le biais des nouvelles technologies ne menacent pas la presse écrite en Tunisie. Ce qui la menace, c'est surtout son contenu rétrograde, sans intérêt, et qui ne prend jamais en considération les besoins des citoyens et leurs revendications.
Par Samuel Henry
APN: On dit que la Tunisie est un pays relativement développé dans le domaine des nouvelles technologies de communication. Trouve-t-on alors une véritable communauté de bloggeurs ?
Tahar Labidi :
La Tunisie ne diffère pas des autres pays arabes. Les médias, tous genres confondus, demeurent sous le contrôle du régime en place. Il est vrai que la Tunisie a consenti beaucoup d'efforts dans le multimédia et les nouvelles technologies de l'information, ce qui a favorisé la mise en place d'une communauté de bloggeurs et d'internautes, mais cela ne veut pas forcément dire que nous jouissons d'une véritable liberté d'expression et de communication.En Tunisie, le monde virtuel de l'Internet est soumis au contrôle strict des services de sécurité. C'est une surveillance presque militaire. Pour garder la mainmise sur tout ce qui se fait ou se dit dans la toile, l'état tunisien s'est équipé des dernières technologies et formé de nombreux ingénieurs et spécialistes dans le multimédia. Les objectifs sont de pirater et détruire tout site ou blog critiquant le pouvoir du président Ben Ali ou sa politique. Même les sites implantés en Europe ou aux Etats-Unis n'échappent pas à ce piratage et font l'objet de destruction systématique par le biais des virus.Je peux citer entre autres les sites « Tunis news », « Tunis On-line » et « Hiwar Net » ainsi que le site du docteur Mouncef Merzouki et le site « Kalima » (Parole). Toutefois, malgré la surveillance et le contrôle quasi-quotidien, quelques expériences ont réussies, à l'image du site du défunt Zahir Yahiaoui intitulé « Tunis-zine » qui a attiré beaucoup de monde avant qu'il soit arrêté puis emprisonné de 2001 à 2003. Beaucoup d'autres bloggeurs et internautes ont également investi la toile tunisienne avec des pseudonymes, de peur d'être arrêtés et torturés. Mais toujours est-il, on ne peut pas parler d'une véritable communauté de bloggeurs à l'heure de la « militarisation de la technologie ».
APN: En Europe et aux USA, les nouvelles technologies de l'information concurrencent sérieusement les moyens d'informations traditionnels comme les journaux et les radios. Qu'en est-il exactement de la Tunisie ?
Tahar Labidi:
A mon avis, on ne peut faire une comparaison entre deux réalités différentes. En Europe, la presse traditionnelle et les sites Internet sont libres et possèdent des marges de liberté. C'est pour cela d'ailleurs qu'ils rivalisent en imagination et en sujets pour pouvoir attirer le maximum de personnes.Chez nous en Tunisie, le monde des médias est dominé par la pensée unique et subit le contrôle des services de sécurité. C'est ce qui fait qu'il n'existe pas de concurrence entre les médias eux-mêmes. En conséquence, les tunisiens préfèrent lire d'autres journaux et regarder d'autres télévisions, comme « EL Jazzera » ou « El Arabia » ainsi que les quotidiens arabes paraissant à Londres come « El Hayat » ou « Shark al Awsat ».Quant aux quelques blogs qui existent, ils sont loin de constituer une véritable avancée en terme d'information et de liberté d'expression.
APN: Est-ce que les nouvelles technologies de l'information menacent-elles la presse écrite en Tunisie ?
Tahar Labidi:
Non. Les nouvelles technologies ne menacent pas la presse écrite en Tunisie. Ce qui la menace, c'est surtout son contenu rétrograde, sans intérêt et qui ne prend jamais en considération les besoins des citoyens et leurs revendications. Que peut-on attendre d'une presse qui consacre des pages entière à l'artisanat, au football, aux menus que mangent les stars de la musique ou encore aux réalisations du régime de Ben Ali. Mais en Tunisie ils subsistent grâce aux subventions de l'état et des gens qui sont au pouvoir. Contrairement au nombre infime de journaux de l'opposition qui ne reçoivent aucune aide.
APN: Pensez vous que la presse écrite a évolué au temps du règne de Ben Ali ?
Tahar Labidi:
Je ne pense pas. Je tiens comme preuve le nombre de journalistes tunisiens jetés en prison et les journaux suspendus. Pour votre information, deux collègues Mohamed Al Harouni et Samir Saci ont été agressés alors qu'ils se rendaient au siège de leur journal « Al Mawkif ». Ce quotidien a d'ailleurs été suspendu plusieurs fois par l'état et retiré des kiosques. (Tu peux ajouter quand ceci s'est produit ?)Le dernier numéro du journal « Al Mouatinoun » (Les citoyens) a été également saisi par la police et son directeur Mustapha Ben Jaafar convoqué par la justice. La police a aussi détruit le site de Sihem Ben Sirine « Kalima » ainsi que celui du parti démocratique et progressiste.Par ailleurs, le correspondant de la chaîne Al Jazzera à Tunis Lotfi Hadji n'a pas pu se faire délivrer la carte de presse. Il se bat depuis cinq pour cela, sans succès. Un correspondant du site Internet du parti démocratique et progressiste a été, pour sa part, agressé dans la rue. Il est actuellement sous contrôle policier. Idem aussi pour le journaliste Abdallah Zaoui, qui après avoir passé 12 ans de prison, vit contraint depuis 5 ans dans le sud de la Tunisie. Il n'a pas le droit de venir voir sa famille à Tunis. La liste est encore longue...
APN: Devant cette absence flagrante de la liberté d'expression, quel est donc selon vous l'avenir de la presse (écrite et audiovisuelle) en Tunisie ?
Tahar Labidi:
Je pense que le développement de la presse dans un pays ne dépend pas uniquement des nouvelles technologies et des moyens techniques. La presse écrite ne peut évoluer et se développer que dans un espace de liberté d'expression et de tolérance. A ce titre permettez moi de citer un dicton anglais qui dit « Il vaut mieux mourir de faim, mais libre que de vivre esclave, mais en prison ». Hélas, aujourd'hui, la presse écrite et audiovisuelle est considérée comme un relais du discours officiel. Son avenir est intimement lié à l'avenir du régime politique lui-même.
APN: Existe-t-il en Tunisie des journaux privés ? Si non, pourquoi ?
Tahar Labidi:
Dans mon pays, la presse est nationalisée par l'état. Et le simple fait de parler d'une presse privée s'apparente à une anecdote médiatique. De toute façon, même si la presse est privatisée, elle se transformera sans aucun doute à une caisse de résonance du pouvoir en place et en tribunes politiques du système. Et gare au journal ou journaliste qui s'éloignera de cette ligne ! Il se retrouvera derrière les barreaux.
(Source: Le Réseau de la Presse Arabe (APN) le 17 novembre 2008